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Aymeric Rouillac
Aymeric Rouillac
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12 novembre 2008

LE GRENIER DE MONSIEUR POIRIER

MEDIAPART, par Anne Guérin-Castell

       

Le train longe la Loire qui ce matin a noyé ses îles. Une ligne bleue serpentine couvre les pages du cahier posé devant moi.
« Pardon Madame, vous êtes écrivain ? » Visage ouvert, regard droit, il n’a pas trente ans. Je ris.

 

– Non, pas du tout.
– Parce que je vous vois écrire, depuis tout à l’heure. Alors, vous écrivez pour vous ?
– Oui, la plupart du temps.
– Et vous emportez toujours ce cahier avec vous ?
– Oui. Vous voyez, il y a un peu de tout. Et de toutes les couleurs aussi. Quand le cahier est plein, j’en commence un autre.

 

De mes histoires de cahiers, qui l’intéressent beaucoup, nous passons naturellement aux raisons de notre présence dans ce train. Quand je lui apprends que je vais à Nantes pour voir une exposition d’objets ayant appartenu à un écrivain, son visage s’éclaire encore davantage. Un enfant devant son premier arbre de Noël.

 

Julien Gracq ? Il n’en a jamais entendu parler. Il lit surtout des BD. Si, peut-être, très vaguement, une fois. Je sors mon exemplaire de La presqu’île. Qu’est-ce que ça raconte ? Un homme qui attend une femme qui va peut-être arriver par le train, et c’est tout ? Est-ce qu’on le trouve en bibliothèque ? Pas forcément à Orthez, où il vit, mais à Pau, sûrement. C’est bien, les bibliothèques. Ça permet de lire sans dépenser trop d’argent. Nous nous séparons sur le quai de la gare. Il attend sa correspondance pour le Béarn.

 

La salle des ventes, avec tous les objets exposés, semble petite, bien qu’il n’y ait pas beaucoup de monde. Je suis immédiatement attirée par une vitrine. À gauche, des lettres d’André Breton, petite écriture fine, régulière, encre bleu des mers du sud : « 13 mai 1939 Monsieur, » ; « 2 nov 1939 Mon cher ami, » ; « 14 juillet 1948 Mon très cher ami, » ; « 4 juillet 1956 Très cher ami, ».
À droite, une photo de Colette et la lettre dactylographiée annonçant à Gracq qu’on vient de lui décerner le prix Goncourt. Rajoutée à la main : « Colette, qui a été heureuse de vous donner sa voix ».
Juste au-dessous, un livret scolaire, ouvert.

 

« Classe de Philosophie, Louis Poirier.
Philosophie : Elève exceptionnel.
Histoire : Elève exceptionnel.
Langue vivante : Excellent élève.
Sciences Physiques : Excellent élève.
Sciences naturelles : Excellent élève.
Appréciation du Chef d’établissement : Elève d’élite. »

 

– Je peux vous ouvrir une autre page, si vous voulez.
– Non, merci. Celle-là me suffit.
– De toute façon, seconde, première, terminale… c’est la même chose. Cette année-là, il est le seul de Clemenceau à avoir eu le bac avec mention « Très bien ». Et, derrière lui, il n’y a eu aucune mention « Bien ».

 

Dans les autres vitrines, des photos, des tableaux, oubliables, à l’exception de quelques-uns (l’émouvant portrait de Gracq par «le mystérieux R. Veillé» est exposé à part, sur un chevalet) ; des bibelots oubliables eux aussi, notamment les deux coupe-papier, l’un en forme de poignard et l’autre de baïonnette, alourdis d’incrustations et de bigarrures au point qu’on a du mal à imaginer l’écrivain les utilisant ; beaucoup de livres, éditions originales, ouvrages dédicacés, illustrés.

 

Et puis partout, à même le sol dans des cartons, sur les étagères de l’imposant meuble en bois fruitier (du poirier, probablement) et la table, munie de toutes ses rallonges, qui viennent tous deux de la salle à manger de Saint-Florent-le-Vieil, sur le magnifique bureau parisien, avec son piètement en X, et sur tout ce qui peut servir de support, des livres. Français, anglais, russe, langues asiatiques. Un rayon complet consacré aux échecs (le catalogue m’apprend que Gracq disputait des parties avec Magritte, par correspondance). Ils sont regroupés par thèmes en lots numérotés. Une vivante bibliothèque suppliciée, écartelée, au bénéfice des enchérisseurs. Souffrance.

 

Dans le carton n°472, en haut d’une pile de livres ficelés, Les Hautes et Fines Enclaves du Passé, de Proust. Dans le carton n° 470, La Marquise d’O, de Kleist. Dans ce même carton, un livre visiblement rajouté sans soin gît sur la tranche. Un visiteur le remet dans le bon sens. Nous échangeons un sourire complice. Mais la couverture de L’Épouvantail, de Dominique Rolin, portera toujours la trace d’une pliure. En passant devant le fauteuil-club au cuir usé de la rue de Grenelle, je n’arrive pas à retenir mon bras droit. Il descend jusqu’à ce que ma main effleure l’un des accoudoirs. Fétichisme.

 

Reléguées dans le coin le moins éclairé, ouvertes et débordantes d’objets, deux valises en carton et une petite malle en bois. Dans la première valise, des manuels de géographie, soigneusement rangés. Dans l’autre, des manuels d’histoire. Dans la malle, tout un bric-à-brac. J'en sors un à un les objets, les regarde, les remets en place. Tout près de moi, une femme est en train de raconter au commissaire-priseur, d’une voix un peu forcée, ses visites à Julien Gracq. Je souris en pensant que je suis en train de visiter le grenier de Louis Poirier.

 

Une petite ardoise avec sur une face un collage aux couleurs fanées représentant, adossé à une maison, un jardin d’où émerge une tête de femme avec un chapeau des années vingt. Quatre exemplaires de la collection « Le Livre de demain » (Arthème Fayard) : Bella, Les Enfants terribles, La Porte étroite, La Petite Infante de Castille. Une chaufferette métallique. Plusieurs carnets avec sur l’un des adresses de fournisseurs, sur un autre les paroles du « Petit Grégoire ». Une boîte de savons parfumés à la rose qui contient des tubes de gouache desséchés. Une boîte de compas. Un fragile papier calque plié en deux sur lequel est dessiné un iris. Plusieurs cartons épais avec des mots en caractères cyrilliques tracés et coloriés avec soin, ligne après ligne, orange, ciel, magenta, vert, outremer, violet, marron. À droite, sur certains, les traductions en français, ou bien un dessin. Une boîte en bois contenant quelques morceaux de bâtons parallélépipédiques de craie blanche ou grise. Une petite ombrelle en dentelle noire et prune à manche d’ivoire. Un Petit Larousse appartenant à Suzanne Poirier. Un manuel ecclésiastique – Cours d’histoire à l’usage de la jeunesse, se terminant par une chronologie des papes, conciles, religieux, hérésies, événements remarquables, principaux personnages etc. – appartenant à L. Poirier. À l’intérieur d’une couverture de cahier bleue sur laquelle est écrit « Cahier de Physique de Léontine Belliard » , un paquet de devoirs littéraires, compositions françaises, devoirs d’histoire de A. Belliard. Un cahier de musique de seconde et première de L. Poirier. Une boîte à dessin ayant appartenu à S. Poirier. Un carton à dessin plein de feuilles auquel je ne touche pas, d’autres cahiers, beaucoup de poussière…

 

J’aperçois en me redressant, accroché par une ficelle à un portemanteau perroquet, un morceau de carton sur lequel est écrit à l’encre « Je reviens dans quelques minutes ». Le carton, joliment découpé, a la forme d’une maison : un rectangle surmonté d’un toit trapézoïdal. Le commissaire-priseur remarque avec plaisir l’attention que je porte à cet objet. Il confirme qu’il s’agit bien de l’écriture de Gracq.

 

Les portes viennent d’être refermées. Il est plus de midi. Avant de partir, je remarque par terre, tout à côté de la malle en bois, un élastique de caoutchouc. Je le ramasse dicrètement et le mets dans la poche de mon manteau. Meshugge.

 

Il pleut sur Nantes, une pluie fine, le soleil n’est pas loin. Je traverse une place.

 

– Tu as une cigarette ?
– Ah non. Je ne fume pas. La gare, c’est par là ?
– Oui, nickel ! Vous longez.

 

Je longe. Et je songe, en descendant vers le fleuve. De temps en temps, ma main droite vérifie que l’élastique est toujours au fond de la poche. De manière inattendue, le bout de carton avec sa ficelle, auquel je repense, insiste. Cet objet touchant se pare de vertus magiques. Je l’imagine accroché quelque part dans mon Pressoir. Que Julien Gracq revienne dans quelques minutes, quoi de plus rassurant, quand vous habitez une maison isolée près d’un bois ?

 

Quand j'arrive à la gare, ma décision est prise. J’attends avec impatience l’heure de la réouverture de la salle. J’appelle à 14h01. Non, le bout de carton et sa ficelle ne font, pour l’instant, partie d’aucun lot. Ils ne savent pas encore à quel lot ils vont l’adjoindre. Si je suis intéressée, le mieux serait que je retourne là-bas.

 

Le lot numéro 355, constitué du seul carton avec sa ficelle, est ajouté à la liste des addenda. On me demande jusqu’où je peux enchérir. Une moue accueille ma première proposition. Elle conviendrait tout au plus pour un départ d’enchères : « Vous savez, on peut le considérer comme un autographe. » Je fais rapidement l’addition de ce à quoi je peux renoncer et double la somme. Ça a l‘air d'aller. Au moment de signer l’ordre d’achat, par sécurité, je coche la case autorisant un dépassement de 20%. « Appelez-nous jeudi, en fin de matinée. »

 

Par la fenêtre du train qui me ramène en Touraine, je reconnais là-bas, très haut, au loin, le clocher de Saint-Florent-le-Vieil.

 

Épilogue

 

21h18, ce soir même, alors que je termine l’écriture de ce billet, mon portable sonne. Christophe Journet, à qui, sachant qu’il allait assister à la vente aux enchères, j’avais ce matin demandé de surveiller le prix atteint par "mon" carton, m’annonce que c’est exactement la somme maximum que j’avais fixée. C'est Noël en novembre au Pressoir.

Les trois photos sont de Christophe Journet.

lire l'article dans sa version originale sur le site mediapart

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