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Aymeric Rouillac
Aymeric Rouillac
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25 mars 2003

LA GUERRE VUE DEPUIS LA SYRIE

es conséquences de la guerre en Irak

On l’attendait mine de rien cette guerre non ? On se disait « On ne la veut pas », « La Paix a une chance », « Vive Chirac, tous à l’ONU ! » Dans le même moment on se demandait ce qui pouvait bien l’arrêter. Et puis aussi quand allait-elle commencer. C’était à chaque fois la semaine prochaine. Depuis cette semaine on le sait : « C’était la semaine dernière ». Avec elle le cortège des pleurs et des manifs chez nous, des bombes et du sang là-bas. Ca y est ! Ca bouge : « On vous l’avez bien dit qu’il fallait se mobiliser. A l’ambassade des Etats-Unis vite, ils vont nous entendre ces assassins. » Alors on a dit notre haine, on continue de descendre dans la rue, « Mais de toute façon à quoi ça sert ? » Et puis on a repris nos bonnes petites habitudes. Devant la télé à compter les bombes et les morts, suspendus comme des vautours au rythme de l’édition spéciale, du correspondant à Bagdad ou de l’ancien des services de renseignements. Ca y est, j’ai joué mon rebelle, laissez moi maintenant vous dire ce qu’on en pense par ici de cette guerre.

Pour mieux comprendre, un petit rappel géopolitique s’impose :

Les relations Irak Syrie pour commencer. La Syrie est voisine de l’Irak à l’ouest. Sur des centaines de kilomètres. Le parti Baas qui dirige l’Irak est le même qui dirige Damas, mais les options sont différentes. Les deux partis jouent la carte du panarabisme : 300 millions d’arabe, une langue, une nation… Mais chacune des deux capitales prétend incarner le vrai visage du Baas, sans que personne ne soit en mesure de savoir où il est. Les hommes sont différents et ne s’aiment pas. Ainsi en 1973 Israël, après avoir été surpris par la Syrie, arrive jusqu’aux portes de Damas et n’est arrêté que par l’armée irakienne venue à la rescousse. Celle-ci trop populaire fait ombrage à Hafez Al-Assad, le président « immortel » syrien, qui lui demande de s’en aller. Par la suite Damas soutient Téhéran dans sa guerre contre l’Irak au cours des années 1980. L’Iran de son côté contrôle  le mouvement chiite du Hezbollah au Liban via la Syrie. En 1991 la Syrie se range derrière les Etats-Unis contre l’Irak. L’URSS, son principal bailleur de fonds, est en déliquescence. Damas, qui avait animé le front du refus à l’Occident, est bien forcé de revenir à plus de réalisme et de s’aligner sur le mouvement général dominant. En 1996 enfin, les Syriens soutiennent l’UPK (faction kurde irakienne) contre le PDK (autre faction kurde irakienne) qui profite de l’appui de l’armée irakienne. Des relations d’animosité en somme, mais d’animosité fraternelle. Car Syriens et Irakiens ont en commun d’être arabes. Cette fraternité surmonte tout. Une langue, une civilisation un peuple. « Wahed » (un et unique) pour les arabisants. A la fin des années 1990 l’embargo contre l’Irak bat son plein, et la Syrie aide l’Irak à le détourner en achetant illégalement son pétrole. Bagdad devient le principal partenaire commercial de la Syrie, mais le nom de Saddam Hussein est toujours banni au pays de la famille al-Assad.

Les relations entre pays arabes pour continuer. L’Egypte est le cœur du monde arabe. Ce pays plus qu’un autre peut prétendre à incarner à lui seul « l’arabité ». Malheureusement l’Egypte de Nasser a eu tendance à imposer maladroitement ses vues aux arabes, notamment à la Syrie et au Yémen. Et puis surtout l’Egypte fut le premier pays arabe à signer un traité de paix avec Israël. Ce qui a valu au président Anoir al-Sadate de se faire assassiner. Aucun arabe ne semble lui avoir pardonné cette trahison, son assassinat étant souvent vécu comme un acte de salubrité publique. Pour les mêmes raisons les souverains hachémites de Jordanie et auparavant en Irak sont détestés. Aujourd’hui le président égyptien Hosni Moubarak est haï comme un agent de la CIA, le roi Abdallah de Jordanie comme un faux frère, les princes du Golfe comme des valets vénaux, car tous ces acteurs sont les appuis de la diplomatie américaine dans la région, avec Israël. L’état hébreu est quant à lui l’exutoire commun d’un peuple de 300 millions de personnes. La cause numéro un est bien sûr l’occupation sanglante et illégale de la Palestine arabe. Les dirigeants arabes sont donc extrêmement divisés entre eux, même s’ils sont conscients et persuadés qu’unis ils pourraient dicter leur loi chez eux. La ligue arabe dirigée par Arm Moussa est en quelque sorte un lieu d’absorption des conflits liés à des intérêts opposés dans une même famille[1]. Ce qui n’en fait pas le fer de lance idéal de l’unité arabe.

Les relations avec l’extérieur ensuite. Les Arabes ont les yeux tournés vers l’Occident, comme une bonne partie de l’humanité. Le dirigeant politique le plus haï, toute catégorie confondue, est sans contestation George W. Bush. Le plus aimé Jacques Chirac. Les dirigeants arabes viennent après eux. Ceux qu’on aime Gamal Abdel Nasser, Saddam Hussein… Ceux qu’on déteste ont déjà été cités, avec en tête du palmarès Hosni Moubarak et les souverains pétroliers. Pour se faire apprécier par son peuple la politique intérieure n’est pas l’exercice le plus difficile. Comme la démocratie n’existe pas au Moyen-Orient, on ne peut pas se permettre de juger un dirigeant à l’aune des souffrances de son peuple. On peut en revanche le critiquer s’il ne représente pas bien le pays à l’étranger. Et si l’indifférence séculaire prévaut sur la scène intérieure, l’exigence est reine sur le plan extérieur. Pas question de passer pour un pantin de l’étranger. Or tous ces états dépendent plus ou moins de l’Occident. Nous sommes leurs partenaires privilégiés, et les Etats-Unis font tous les ans de gros chèques à ces pays haïs, gros chèques qui représente toutefois une peccadille en comparaison des 6 milliards de dollars versé à Israël, le plus grand bénéficiaire de l’aide à l’étranger, tous continents réunis. D’où le terrible paradoxe d’une rue qui hait la politique américaine et d’un pouvoir qui se maintient grâce aux largesses de cette politique[2]. Contrôler cette région est stratégique. Le monde arabe est riche en énergies naturelles et humaines. C’est aussi le passage obligé pour les échanges entre l’Orient et l’Occident. L’ancienne route de la soie et des épices, et celle du canal de Suez. Ajoutez à cela la communauté immigrée en Europe et vous cadrez globalement le centre du sujet. Maintenant considérez que vous êtes sur une terre de civilisations anciennes et brillantes, et vous comprendrez  la maladresse américaine à vouloir acheter à tout prix des gens fiers et valeureux.

Les politiques intérieures enfin. Le pouvoir est écartelé entre la rue et la crainte des Etats-Unis. En s’arrêtant sur la thèse de Emmanuel Todd[3], les Etats-Unis ne savent pas comment enrayer leur déclin et appliquent la stratégie du fou « Faites ce que je vous dis si, non c’est moi qui fais un malheur. Mon raisonnement n’est pas rationnel » Washington manie la carotte et le bâton. Le bâton est brandi en Irak, contre l’avis de l’ensemble de la communauté internationale. L’Iran de son côté craint de prendre la position de N°1 de l’axe du mal, après la chute de Saddam Hussein. La Syrie aussi est souvent citée par les « faucons noirs » républicains, comme le prochain pays sur la liste des agressions américaines. Les Saoudiens, enfin, s’inquiètent du recentrage stratégique américain après le 11 septembre 2001. Ils bénéficiaient jusque-là de la carotte américaine, et apprennent maintenant à craindre son bâton. L’aspect de la carotte joue pour d’autres pays comme l’Egypte, la Jordanie et les états du Golfe. Règle première, le pouvoir ne peut pas déplaire aux Etats-Unis.

Règle seconde, le régime se méfie de la démocratie et de la rue. Les sociétés arabes sont traditionnellement muselées par le pouvoir. L’état d’urgence a été récemment reconduit en Egypte, on ne se pose même plus la question de la légitimité des tribunaux militaires en Syrie. L’opposition, les mouvements de la société civile ou liés aux droits de l’homme sont autoritairement réprimés. Arrestations et détentions prolongées, interdiction des partis politiques, corruption, censure systématique… Les plus nombreux à s’opposer à cet état de fait ont été les islamistes. L’armée dans ces cas réagit violemment. Massacre des frères musulmans à Hama en 1982 (Syrie), laïcisation poussée de l’Etat en Irak jusqu’en 1991[4], chasse aux barbus en Egypte après l’assassinat de Sadate, annulation des élections remportées par le Front Islamique du Salut en Algérie en 1991 et guerre civile… Cependant si chaque régime contrôle la rue par la pression intérieure et la peur qu’inspirent les moukhabarat[5], la situation d’un Etat à l’autre diffère grandement. Certaines situations sont plus délicates que d’autres. L’échelle va d’une rue policée à la syrienne à une menace insurrectionnelle forte en Egypte.

Pardonnez-moi un si long rappel de faits qui n’ont rien à voir avec la guerre. S’il a paru superflu aux initiés ou inaccessible aux néophytes, qu’ils ne m’en veuillent pas, il est la clé pour comprendre les réactions à cette guerre. Celle-ci n’a rien d’une opération militaire dans ses conséquences. Ne la suivez pas à la télé comme telle. L’armée américaine vous ment.

Les réactions arabes et leurs conséquences :

            Commençons pas le commencement : la tête de l’Etat Syrien. La Syrie qui était membre non permanent du Conseil de Sécurité durant la crise irakienne a tout fait pour empêcher cette guerre, et pour unifier la voix des Arabes. Elle n’est pas tombée dans des polémiques intestines avec les piliers arabes de l’Amérique, et la presse syrienne a refusé de donner la réplique à l’égyptienne qui la fustigeait pour son soutien à l’Irak. Elle a refusé de faciliter une demande, présentée par la Ligue Arabe, de démission de Saddam Hussein, au titre de la solidarité arabe. Farouk al-Charah, ministre des affaires étrangères, a voté, à l’instigation de la diplomatie française, la résolution 1441 dans une démarche constructive de recherche d’un consensus international sur l’Irak. N’était-ce les demandes françaises, la Syrie aurait au pire voté contre le retour des inspecteurs en armement, elle se serait au mieux abstenue. Bachar Al-Assad a été le fer de lance au sein du monde arabe et au nom du monde arabe, de l’opposition à la guerre dans le cadre du droit international. En suivant la diplomatie française il profite par ailleurs d’un consensus sur la question libanaise, première depuis vingt-sept ans de présence militaire. Aujourd’hui la Syrie dit coopérer avec les organismes humanitaires sur la question des réfugiés, dénonce la guerre avec véhémence et appelle plus que jamais dans les journaux officiels à cette fameuse unité du monde arabe. C’est une façon de se protéger des éventuelles visées militaires américaines post Irak. La Syrie tente de fédérer autour de ses positions des sympathies capable de dissuader Washington dans un avenir pas si lointain. Dans le même temps elle reste la plus prudente possible pour ne pas irriter la capitale américaine et ses faucons. La question du Hezbollah, poignard tenu par la Syrie et dirigé par l’Iran au cœur d’Israël, fera à la fin de cette guerre l’objet de nombreuses pressions et concessions.

            Le cadre régional est lui aussi menacé. Il réagit. Les prêches dans les mosquées dénoncent largement une guerre qui n’est pas dirigée contre l’Irak mais contre l’Islam dans son ensemble. A Al-Azhar, la grande mosquée sunnite du Caire,  l’Amérique est stigmatisée car manipulée par des intérêts juifs. Les lobbys juifs et politiciens de Washington chercheraient à pérenniser la position de l’état hébreu grâce à un pouvoir ami en Irak. La théorie d’une région constituée de micros-états manipulés par Israël est largement partagée. Bagdad, la capitale des Abbassides, l’un des grands foyers culturels de l’antiquité, est, dans l’inconscient collectif arabe, ce que sont à l’Europe Paris, Rome ou Londres. Le grand mufti de Damas[6] parle aussi d’invasion de l’Islam par l’Est. Afghanistan, Irak… Tout le monde comprend Syrie ensuite. Il rappelle que « Chaque fois que l’Islam a été mis en difficulté un homme providentiel est apparu. » Il faut trouver le Saladin des temps modernes au sein de chaque Etat. Prions très fort pour notre « guide président » en fin de prêche. En Syrie, le sunnisme officiel ne pose pas de problème. Ce qui est le contraire au Caire où la prière de vendredi s’est transformée en appel à la révolution contre Moubarak. Chacun ensuite comprend qu’avec l’Irak, les Etats Unis contrôleront des pièces maîtresses de l’échiquier moyen-oriental. Bases en Afghanistan, amis en Israël, vassaux en Egypte et en Jordanie, clients dans le Golfe. Le « soft power » (la culture) américain avait relativement bien pénétré la région. A trop vouloir régner par le « hard power » (la force), l’Amérique dévoile son jeu, et sa puissance qui n’est pas si bien arrimée qu’elle pouvait le croire. En témoigne la nationalité des auteurs des attentats du 11 septembre 2001.

            La rue de son côté se mobilise. Avec les nuances propres à chaque pays, mais elle réagit plus bruyamment que d’habitude. En Jordanie le couvre-feu était déclaré jeudi soir. En Egypte vendredi matin, ce fut la révolution à la grande mosquée Al Azhar. Après une prêche particulièrement virulente, des cris de joie ont retenti et des journaux de l’opposition sont sortis des gallabiehs, la tenue traditionnelle égyptienne. La mosquée puis l’université sont entrées en sédition contre les Etats-Unis et contre leur « chien » de président. Cette guerre fait basculer l’équilibre précaire dont profitait Moubarak. Il a réagi avec force en envoyant policiers, canons à eaux et matraques pour déloger les rebelles. En Egypte comme en France, universités et lieux de cultes sont pourtant des endroits sacrés, où la police n’intervient pas. Moubarak est sur la défensive. Aux abois. Il a fini par s’inquiéter dimanche de ce que la guerre durerait plus longtemps que prévu. Autant il pouvait contenir avec difficulté les manifestations pro-Palestine et anti-Israël, autant la situation actuelle risque de lui échapper. Craindrait-il d’être encore plus rapidement que Saddam Hussein victime collatérale de ses alliés américains ? Qui le remplacerait… En Jordanie aussi, comment réagira la rue lorsqu’elle apprendra que le roi Abdallah lui ment lorsqu’il affirme que les bases américaines dans le pays ne servent pas à agresser l’Irak ? Une stabilité démocratique du Moyen Orient ne dépend pas de la présence d’un régime proaméricain en Irak, mais de la légitimité des acteurs régionaux. Les Etats Unis, avec cette guerre, les déstabilisent. La question immédiate que provoque cette guerre est de savoir jusqu’à quel point la marmite ne débordera pas. La rue est sous pression. Cependant si l’ensemble de la population est remontée contre les Etats-Unis, la plupart des gens n’osent rien faire, par peur du pouvoir. La vapeur chuintant, la pression tombe. Alors on se contente de prendre le thé, et de se la raconter.

            Il faut maintenant parler de ce qui se passe en Syrie, et sous quel angle approcher les manifestations qui s’y déroulent. Depuis deux semaines les étudiants à la fac de Mazze font grève, discutent et protestent sur le campus. De petites manifestations à travers les rues se passaient plutôt gentiment, malgré un antiaméricanisme violent. Jeudi à l’annonce de la guerre, les étudiants se sont regroupés avec les jeunes Palestiniens des camps de réfugiés, installés à l’écart de la ville, pour manifester leur colère. De démonstration, la manif s’est transformée en protestation. Le pouvoir l’a bien senti, et a envoyé la police antiémeute bastonner les jeunes qui voulaient investir l’ambassade américaine. Celle ci avait déjà été mise à sac par une foule non contrôlée en 1998. La police au cours du week-end (jeudi, vendredi, samedi, dimanche) s’est attachée à prendre le contrôle des manifestations et du mouvement protestataire. Objectif réussi puisque mardi matin une manifestation organisée par le pouvoir défilait dans le centre de Damas. Pour cela elle a joué en trois temps, en vue de déborder les organisateurs. Intimidation d’abord. En envoyant  la police et en tapant fort sur ceux qui crient en dehors du cadre officiel. Les arrestations se sont multipliées dans les rangs des plus virulents. Dissuasion ensuite avec une forte présence de moukhabarat, qui ont noté, enregistré, intimidé les leaders et participants. Moi-même, j’ai préféré ne plus me rendre aux manif à partir de dimanche. Plus que repéré, je risquais une éventuelle expulsion, et surtout de mettre en danger les étudiants avec qui je discutais et à qui je donnais mon sentiment sur leur action. Récupération ensuite, en infiltrant les rangs des manifestants, pour les déborder par le nombre. L’important est que les slogans n’aillent pas contre la rhétorique habituelle. Vilipender les « chiens égyptiens et jordaniens, » c’est s’en prendre aux dirigeants arabes, un risque pour les dirigeants de ce pays et une attaque au dogme de l’unité arabe. Les anciens dissidents présents aux manifs et que j’ai rencontrés ne s’y sont pas trompés. Cette initiative de la jeunesse est une de ces fenêtres de liberté qu’ils essayent d’ouvrir en vain depuis des années, et que le pouvoir referme toujours brutalement.

            

Un peu plus brièvement, que tirer de ces observations ? Quelle avenir à cette guerre dans le cadre syrien et dans un cadre plus général ?

Coté syrien, l’ouverture pourrait être à la clé. D’une part, les manifestations montrent qu’après 40 ans d’oppression la liberté couve toujours. D’autre part, en synchronie avec la France, la Syrie s’est réaffermie sur la scène internationale. Les contacts Assad-Chirac sont excellents. Si Bachar manque de légitimité sur le plan intérieur, il gagne au long de cette guerre une crédibilité internationale. Sa tentative d’ouverture lors de son investiture s’était soldée par un échec avec le retour en force de la vieille garde. La Syrie, pense t-on, va être forcée de venir vers plus de démocratie si elle ne veut pas encourir les foudres de Washington, pour les mêmes prétextes que Saddam. La France sera là pour l’appuyer. Chirac sera un parrain de poids pour le jeune raïs. Il faudra en effet l’épauler pour contraindre le groupe de son père qui l’a porté au pouvoir à lâcher du lest. L’avenir des menaces sur la souveraineté syrienne en dépend. Telle est du moins l’une des analyse en cours dans la capitale syrienne.

            La région est pour longtemps déstabilisée. Comme nous l’avons vu, les régimes égyptien et jordanien subissent une grosse pression populaire. Ils ont  été contraints de revenir sur leur position anti-irakienne du départ. La prise de Kirkouk par les Américains, les Turcs ou les Kurdes sera le signal dans le Nord d’une nouvelle donne régionale ou d’un affrontement prolongé[7].  L’islam politique est ensuite en recul. Je serai tenté de reprendre la thèse de Gilles Kepel[8] pour défendre un long mouvement vers la démocratisation de la région qui passe par la mouvance islamique sans pour autant déboucher vers des états islamistes. En fin de compte, cette guerre pourrait être effectivement un facteur de démocratisation de la région, mais pas comme l’entendaient les Américains. La démocratie ne vient pas d’en haut, larguée par des avions furtifs, mais se conquiert par le bas, en respectant des fondamentaux.

            Une victoire de Saddam Hussein ? Il n’est pas exagéré de dire que la guerre ne concerne pas tant le contrôle de l’Irak que celui du Moyen-Orient dans son ensemble. Une victoire de l’Amérique serait le début d’une nouvelle ère coloniale. Comment parler de démocratie alors que tous les pouvoirs que soutiennent les Etats-Unis dans la région n’ont de démocratique que la façade. Cette victoire aurait par ailleurs un effet domino essentiel à moyen terme. Comment les régimes indépendants ou hostiles à Washington résisteraient-ils au rouleau compresseur de l’Us-Army, dont les bases noyaute le berceau de l’humanité ? L’armée américaine remportera certainement une bataille militaire en Irak. Mais après sa défaite à l’ONU,  il faut gager qu’un prix militaire élevé en Irak transformera la victoire de Washington en défaite politique. Si la stratégie stalingradesque, l’emporte alors le coût politique de l’intervention pour Bush sera trop élevé et il devra retirer ses troupes. Vietnam bis. Comme Léonidas pour les Grecs, le sacrifice de Saddam pourrait être le déclencheur d’un réveil arabe collectif. La rue a déjà oublié le tyran Saddam pour en faire le héros de la résistance à l’unilatéralisme. Les prochains états sur la liste de l’axe du mal (Syrie, Iran) ont tout intérêt à un affaiblissement militaire américain qui nuirait encore plus à l’influence politique des Etats-Unis. Enfin, l’établissement d’un régime proaméricain à Bagdad, faisant le jeu de Sharon et du sionisme, n’incitera guère les ennemis d’Israël à traiter avec lui. Il serait plutôt humiliant de venir à la table des négociations après avoir subit une défaite arabe par procuration en Irak. Or Al-Qods Jérusalem est l’élément fédérateur de toutes les rues arabo-musulmanes. L’Europe enfin et le reste du monde voient d’un très mauvais œil la victoire du mépris des règles du droit international comme principe de politique étrangère. Pourquoi après tout ne pas faire le coup de Suez à Washington, se demande t-on parfois dans certaines chancelleries occidentales ? En fin de compte une victoire de Saddam Hussein ou du moins une correction politique des Etats Unis servirait avantageusement le Moyen-Orient et la communauté internationale, à l’exception des alliés des Etats Unis dont le nombre est bien faible (Israël, Royaume Uni, Espagne, Australie, Bulgarie, Pologne…)

            Quels avantages en tirer pour l’Europe et pour la France ? Le respect du droit international et la consolidation d’un ordre politique mondial équilibré est dans l’intérêt de l’Europe, qui pourrait dans ce cadre avoir un rôle à jouer. Face à l’unilatéralisme américain, les divisions de la « vieille Europe » ressurgissent. La construction européenne ne passera pas outre ces divisions. Un cadre international pacifié et réglementé lui laisse en revanche toute latitude pour affirmer ses points de vue. Côté français enfin, il y a une carte à jouer. La popularité de la France et de Chirac sont à leurs comble. Une politique arabe, tournée autour d’un pacte méditerranéen en association avec l’Europe est possible. La France peut aujourd’hui parler sans rougir, influer efficacement et s’il le faut, taper du poing sur la table. La diplomatie française est en recul dans cette région, tout comme la langue française. Augmenter les crédits pour diffuser plus largement notre « soft power » serait un investissement judicieux. Le français comme les gitanes sont en en vogue par ici. Pourquoi ne pas étendre les plages horaires de TV5 en arabe, ouvrir de nouveaux centres culturels, offrir des bourses d’études plus largement, renforcer la coopération sous toutes ses formes avec le monde arabe ? Celui-ci nous est largement favorable : si nous le traitons avec le respect qu’il mérite, nous aurions beaucoup à gagner à lui tendre la main.

[1] Cf le dernier sommet de Charm Al cheik, et le clash saoudo-libyen. Voir : PREMIERES IMPRESSIONS 3/03, des petits riens qui alimenteront le grand tout de la guerre. p.4

[2] 2 milliards de dollars par an sont versés à l’Egypte et à la Jordanie.

[3] Après l’empire, Gallimard 2002, 18,5€

[4] Saddam Hussein fait inscrire  Allah Akbar sur le drapeau irakien au déclenchement de l’opération Tempête du désert, il s‘érige en héros de l’Islam après l’avoir combattu vingt ans durant.

[5] Agents des services de sécurité qui surveille tout et tout le monde à commencer par son voisin. Tapis dans la société, ou organisés au sein du mythique deuxième bureau.

[6] www.kuftaro.org

[7] War in Irak : What’s next for the Kurds ? International Crisis Group, 19 mars 2003, www.intl-crisis-group.org

[8] Gilles Keppel, Jihad, Gallimard, 2000


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